Ces jours-ci, l’homme de 41 ans se rend à Interzone, rue Saint-Vallier Est, lorsqu’il a besoin de s’injecter de la cocaïne ou de la morphine. Il a entendu parler du service sur le terrain par le bouche à oreille. Cela faisait longtemps qu’on en parlait. Je savais que ça se passait à Montréal, mais je ne savais pas que ça existait au Québec, a-t-il confié à Radio-Canada. La création d’un service de consommation supervisée (SCS) était réclamée depuis plus d’une décennie dans la capitale, notamment par les consommateurs eux-mêmes et les associations. Il y avait un besoin, assure Fred. Fred a accepté de raconter son histoire à Radio-Canada, dans le cadre d’une évaluation de la première année d’existence d’Interzone, le premier service de consommation supervisée implanté au Québec. Photo : Radio-Canada / David Rémillard
Participation surprise
Les chiffres le soutiennent. Selon le CIUSSS de la Capitale-Nationale, qui a confié la gestion du SCS à la coopérative de solidarité SABSA, une vingtaine de personnes ont fréquenté quotidiennement l’Interzone dans les mois qui ont suivi son ouverture au printemps 2021. Depuis cet hiver, la moyenne est montée à plus de 80 utilisateurs par jour et le trafic est à la traîne. Cette participation est nettement supérieure à ce que prévoyait le CIUSSS, a indiqué l’organisme aujourd’hui. Une analyse est également en cours pour un éventuel élargissement du périmètre des prestations. Alors que la majorité des usagers étaient déjà au centre-ville, l’équipe d’Interzone a noté des visites en provenance des régions périphériques, parfois même de l’extérieur du Québec. La première année, 520 personnes différentes ont franchi les portes du centre, pour plus de 8500 visites. Interzone est située au 60 rue Saint-Vallier Est, dans les anciens locaux de la coopérative de solidarité SABSA, qui a déménagé sa clinique rue de la Couronne. Photo : Radio-Canada / Frédéric Vigeant Fred, pas surpris par la demande. Quand tu consommes, quand tu te défonces, quand tu te tues, sauf ici, il n’y a pas d’autre endroit où tu peux le faire que chez toi, si tu as un chez-toi, explique-t-il. Ce n’est pas bon, ni pour vous ni pour les gens. Les gens passent et te voient te tirer dessus, ce n’est pas agréable.
Errance et malaise
Comme d’autres acheteurs du quartier, il s’est rabattu sur divers espaces du centre-ville au fil des ans. Personnellement, je ne suis pas doué pour ça, je me tire dessus. Je l’ai fait longtemps, je l’ai fait souvent parce que je n’avais pas d’autre choix, témoigne-t-il. Malgré ses efforts pour cacher ses activités et même s’il a pris l’habitude de le faire, Fred ne s’est jamais senti à l’aise. Tu t’enfermes hors des toilettes parce que, je ne sais pas, tu as fait un bad trip, tu as échappé à quoi, confie-t-il. Le regard des autres pèse lourd sur la balance. Parfois, d’autres consommateurs avant lui ont laissé une mauvaise impression, renforçant la stigmatisation et alimentant son malaise. Il y a beaucoup de gens qui s’en moquent et qui laisseront ça en désordre, puis sanctifieront leur camp ou laisseront leur équipement [d’injection] dessous. Le secteur associatif a redoublé d’efforts pour se procurer des seringues ou encore mettre en place des boîtes de récupération dans la ville, mais il en reste encore sur le terrain. Fred est un consommateur de drogues injectables depuis plus de 20 ans. Photo : Radio Canada
La police
La peur de croiser la police, d’être sous l’emprise ou en possession d’une substance interdite, est aussi bien réelle pour Fred. La police sort, tu consommes ou tu viens de finir, ce n’est pas agréable. Il dit avoir vécu ou vu plusieurs incidents avec des agents dans le passé, des incompréhensions. Grâce à l’exemption accordée par Santé Canada, les centres de consommation supervisée sont une sorte de sanctuaire où les forces de l’ordre ne peuvent intervenir. La présence d’un SCS permet d’éviter toute ambiguïté. La Sûreté de Québec a même appuyé le projet et s’est associée au CIUSSS et à la SABSA pour assurer de bonnes relations entre Interzone et son milieu d’intégration, dans le respect de l’espace laissé aux usagers. La Cour suprême du Canada a reconnu en 2011 que la présence du SCS aide à sauver des vies sans entraîner une augmentation des méfaits associés à la consommation de drogue et à la criminalité dans la zone SCS. L’approche de réduction des risques proposée pour lutter contre la crise des opioïdes vise à réduire les effets néfastes de la consommation sur les individus, préférant la réglementer plutôt que l’interdire. Les SCS sont un outil, tout comme le futur service d’analyse des substances qui verra bientôt le jour au Québec. Entre 20 et 30 personnes meurent chaque année de la surconsommation dans la capitale. Des dizaines d’autres sont victimes d’overdoses sans en mourir. Démarrez le widget. Omettre le widget ? Fin du widget. Revenir en haut du widget ?
Refuge
En quelques mois, Interzone est devenu un refuge pour Fred, répète-t-il au cours de la conversation. Parfois c’est fermé pour X raisons et je dois faire quelque chose. Une toilette publique dont je suis plus que capable, je suis très stressé. Je n’ai plus la même paix que lorsque je suis ici, dit-il. Malgré la présence des ouvriers sur le chantier, il se sent accueilli, confiant et respecté. L’équipe s’appuie fortement sur les pairs aidants, dont certains sont encore des consommateurs actifs, pour aider à combler le fossé entre le service et des personnes comme Fred. Ce dernier n’est pas là pour demander de l’aide, mais pour vivre son bourdonnement en toute quiétude. Si vous avez vraiment besoin d’aide pour quelque chose, ils seront là pour vous, quoi qu’il arrive, ils vous aideront, loue-t-il. [Mais] quand vous venez ici, c’est pour la consommation. Il s’agit d’un site Web destiné aux consommateurs. Un environnement trop institutionnel ou plus axé sur la réhabilitation pourrait avoir un effet dissuasif, a prévenu le milieu communautaire en préparation du projet. “Avoir un endroit comme ici, c’est amusant, tu as ton endroit tranquille, tu te drogue et tu peux partir [ton matériel d’injection] ici sans te casser la tête. […] C’est rassurant. » — Une citation de Fred Fred se sent également plus en sécurité, surtout depuis qu’il a fait une overdose il y a moins d’un an. Il avait acheté Smack, le nom donné à l’héroïne de la rue. La marchandise était contaminée au fentanyl et je ne le savais pas, j’ai fait une overdose, a-t-il dit. Bien que moins sévères qu’ailleurs, les effets de la crise qui secoue le pays se font sentir dans la capitale. Au Québec, le quart des surdoses mortelles survenues en 2021 étaient liées à la présence d’opioïdes. L’utilisation multiple et les effets cumulatifs de différentes substances rendent les effets parfois imprévisibles. Démarrez le widget. Omettre le widget ? Fin du widget. Revenir en haut du widget ?
Personne n’est à l’abri
Élizabeth Ruest coordonne Interzone depuis septembre dernier. Travailleuse au Québec depuis plus de 10 ans et ancienne employée de l’organisme Point de Repères, elle s’est longtemps battue pour la création du service de consommation supervisée. En allant à la rencontre des consommateurs du quartier, il a pu se rendre compte que les gens se mettaient en danger, se faisaient du mal, raconte-t-il, en parlant des pratiques de consommation, des équipements utilisés et du manque d’encadrement. Pour elle, il était évident qu’elle avait besoin d’un lieu digne où les usagers pourraient trouver la paix et la sécurité pour consommer, pour parler de leur addiction sans tabous. La présence accrue d’agents coupants dans les drogues en circulation, comme le fentanyl, a accru l’urgence d’agir. Le phénomène a commencé vers 2016, estime-t-il. “Compte tenu du nombre de personnes qui nous ont quittés [après une surdose mortelle] en raison de la contamination des médicaments au marché noir, il est certain que le service de consommation supervisée était vraiment attendu pour cela. » — Une citation d’Élizabeth Ruest, coordonnatrice, Interzone Élizabeth Ruest coordonne Interzone depuis septembre 2021 et travaille comme intervenante en toxicomanie au Québec depuis plus d’une décennie. Photo : Radio-Canada / David Rémillard Il rappelle qu’il n’existe pas de profil type parmi les usagers de substances psychotropes. Il n’y a pas de toxicomanie, argumente la jeune femme. Oui, nous avons plus de personnes handicapées, qui sont sans abri, qui sont sans abri. Nous avons des gens qui ont des problèmes de santé mentale, des problèmes de violence aussi, dit-il. Mais il y a aussi des consommateurs qui sont très fonctionnels dans leur vie. Ils peuvent avoir des emplois à temps plein, une maison, une famille. Certains, explique-t-il, vont simplement consommer une dose de réconfort sur une base volontaire, tandis que d’autres ont eu des accidents de voiture, des accidents de travail et sont devenus dépendants d’une substance, les médicaments sur ordonnance. […] Ils n’ont pas réussi à soulever.
liberté et confiance
Interzone, insiste-t-il, ne vise pas à encourager la consommation, mais à promouvoir les bonnes pratiques, à offrir des conseils et des informations sur les risques liés à la toxicomanie. Pour le reste d’entre nous, nous sommes vraiment là pour honorer leur buzz. Cette liberté laissée aux consommateurs est parfois même conflictuelle pour le groupe de parties prenantes,…