Ce drame – rarissime – ne reflète pas les conditions d’accueil dans les structures d’accueil de la petite enfance. Mais elle met en lumière le malaise de ce secteur et les déboires auxquels il est confronté depuis de nombreuses années : accélération de la commercialisation dans le secteur privé, dégradation des conditions de travail et augmentation du turnover pour pallier le manque de diplômés. Cette pénurie est même devenue “le problème numéro un du secteur”, selon Elisabeth Laithier, présidente du comité de secteur “préscolaire” mis en place en janvier par le gouvernement pour répondre aux difficultés de la profession. Preuve de l’urgence, le sujet s’est invité, mercredi 6 juillet, dans le discours de politique générale d’Elisabeth Borne. Le Premier ministre s’est ainsi engagé à créer 200 000 places d’accueil pour répondre au besoin urgent de solutions d’accueil. Comme les maisons de retraite médicalisées, les établissements d’accueil de la petite enfance (EAJE) peinent à attirer les auxiliaires de puériculture, ces salariés qualifiés qui doivent représenter au moins 40 % des effectifs d’une crèche. En cause : une image dégradée de la profession et des salaires jugés insuffisants. Annick*, directrice d’une école maternelle municipale à Paris, connaît bien ce problème. Elle est actuellement en pleine période de recrutement pour la rentrée de septembre et fait partie du jury de sélection. Dix séances ont été organisées en juin par la mairie pour tenter de remplir ses locaux. Mais le compte n’y est pas. Elle-même ne pourra pas accueillir les vingt bébés autorisés dans sa structure. “Pour le moment, je n’en accepte que six, car je n’ai pas assez de professionnels”, souffle-t-il. Les causes de cette insatisfaction sont en grande partie liées au travail acharné, selon elle. “Les journées sont très fatigantes. Tu portes les enfants des autres pendant huit heures, tu es en ébullition, en larmes. Le rythme est constant”. Annick, directrice d’une école maternelle municipale à Paris chez franceinfo Ce constat est étayé par Emilie Philippe, du collectif Pas de bébés à la consigne, qui est éducatrice : « Le métier est presque exclusivement féminin, avec beaucoup de mamans. Certaines crèches ouvrent dès 7h du matin : elle gère des horaires décalés et ses propres enfants n’est pas apparent.” A cela s’ajoute le manque de reconnaissance dont se plaignait le premier intéressé. “Beaucoup de gens ont l’impression que travailler dans une crèche, c’est changer des couches, alors qu’il y a un aspect fondamental d’éveil et d’épanouissement pédagogique”, insiste Emilie Philippe. Cette forme de dédain est parfois ressentie de la part des parents “qui ont tendance à nous prendre pour des aides à domicile, regrette Annick. Ils nous disent : ‘Tu vas faire faire ceci et cela à mon enfant’”. En s’adressant aux professionnels, ils connaissent leur travail”. Un travail qui nécessite jusqu’à quatre ans de formation. Dans les crèches, il existe en effet deux types de métiers : d’une part, les CAP, qui ne peuvent représenter plus de 60 % de l’effectif total. Les 40% restants devront justifier d’un diplôme d’Etat. Il s’agit essentiellement d’auxiliaires de puériculture, dont la formation dure un an, et d’éducatrices de la petite enfance (bac +3), plus qualifiées en psychologie de l’enfant. Enfin, les puéricultrices (bac +4) ont le plus haut niveau de responsabilité puisqu’elles exercent des missions de santé. Mais quel que soit le niveau du diplôme, les salaires sont jugés très bas. “Les CAP commencent au Smic, les auxiliaires presque plus. C’est la misère, alors qu’elles font un boulot de dingue. Dans les crèches de moins de 20 crèches, elles gèrent tout : accueillir les enfants, donner les repas, faire le ménage.” énumère Fabien Marchand, le patron de l’Union nationale des travailleurs diplômés et des étudiants de la petite enfance (ANPDE) d’Ile-de-France. Du point de vue des puéricultrices, le premier forfait de 1 500 euros net est critiqué. “On commence avec 100 euros de plus qu’une infirmière quand on a une année d’étude supplémentaire pour se spécialiser dans les enfants de 0 à 3 ans”, déplore Fabien Marchand. Le ministre de l’Administration publique, Stanislas Guerini, a annoncé fin juin un réajustement de la valeur de l’unité indicielle de 3,5 % pour les fonctionnaires. Mais je ne suis pas sûr que cela suffise à satisfaire une profession aux abois, dont les mouvements de grève se sont multipliés ces derniers mois. Les grandes villes sont particulièrement touchées. A Lyon, la situation est alarmante, assure Steven Vasselin, adjoint au maire chargé de l’enfance. “Dans les crèches municipales et communautaires, on touche au moins 200 places vacantes”, explique-t-il. Cette pénurie crée « du turn-over presque partout et un très fort recours aux intérimaires pour pallier les absences ». “Il y a un an et demi, la situation était difficile, mais nous voilà dans un contexte d’extrême tension : il y a des postes pour lesquels nous n’avons pas de candidats.” Steven Vasselin, adjoint en charge de la petite enfance à Lyon chez franceinfo S’il prône un « aménagement de ces métiers », le cœur du problème, dit-il, réside dans le manque de places dans les écoles pour les auxiliaires de puériculture et les éducatrices de la petite enfance. Selon lui, l’Etat doit augmenter ses financements pour répondre aux besoins, car les districts qui paient cet enseignement “ne pourront pas augmenter la capacité des écoles avec un budget équivalent”. La Fédération nationale des sociétés de crèches estime qu’au moins 30 000 professionnels devront être formés “en besoin absolu” d’ici 2027. Face à la pénurie, les CAP d’accompagnement éducatif préscolaire (AEPE) sont un peu moins conscients de la crise. Mais cette certification de l’Éducation nationale, accessible dès la troisième, est toujours critiquée par les directeurs d’écoles maternelles interrogés par franceinfo. Ils estiment que beaucoup d’étudiants participent à cette formation par défaut, sans être vraiment informés des réalités du métier. “La petite enfance est devenue la porte dérobée pour ceux qui ne savent pas vraiment quoi faire. Mais il faut avoir une passion pour continuer dans ce métier.” Fabien Marchand, auxiliaire de puériculture et responsable de deux micro-maternelles chez franceinfo Annick se méfie également du contenu des CAP qu’elle n’estime pas à la hauteur des tâches confiées : « Trop souvent, ils n’ont pas les connaissances suffisantes et c’est à nous, les collègues, de les éduquer, quand J’ai déjà beaucoup à faire ». Fabien Marchand dit avoir récemment licencié deux titulaires du CAP, estimant qu’ils mettaient en danger les enfants dont ils avaient la charge. “Ils ne pouvaient pas supporter leurs pleurs et se sont rapidement mis en colère”, décrit-il. Le rapport des ‘1000 premiers jours’, remis au gouvernement en septembre 2020 par le pédopsychiatre Boris Cyrulnik, estime cependant que ‘les professionnels de la petite enfance devraient bénéficier d’une formation de haut niveau face aux connaissances croissantes sur l’importance des années de vie pour la développement social, cognitif, émotionnel et relationnel ultérieur de l’enfant ». Les choix politiques de ces dernières années vont plutôt dans le sens inverse de cette recommandation. En 2010, le décret Morano, du nom du ministre d’État à la Famille de Nicolas Sarkozy, avait réduit les qualifications des professionnels dans les équipes, faisant passer le pourcentage d’encadrement par des diplômés d’État de 50 % à 40 %, pour recruter davantage de CAP. Les petites crèches bénéficient également d’un régime réduit, puisqu’elles ne sont pas soumises à cette règle. Par ailleurs, le gouvernement s’apprête à assouplir davantage les critères de recrutement à travers un texte qui suscite de vives inquiétudes. Ce texte, obtenu par Libération, prévoit qu’”exceptionnellement (…) des dérogations aux conditions du diplôme ou de l’expérience [puissent] accordée en faveur d’autres personnes, compte tenu de leur expérience professionnelle antérieure et de leur motivation à participer au développement de l’enfant ». En résumé : des personnes sans diplôme peuvent être autorisées à travailler en crèche, avec une formation directe dans le domaine pour 120 heures, par un enseignant . “C’est-à-dire une puéricultrice, alors qu’elle est déjà débordée et en sous-effectif”, poursuit Emilie Philippe. La direction générale de la cohésion sociale assure à Libération que de telles dérogations sont déjà autorisées, mais n’évoque pas spécifiquement le “contexte de pénurie locale”. Pour Emilie Philippe, “ce genre de décret fait partie intégrante de la dévalorisation de nos métiers. Il véhicule l’idée que la garde d’enfants est à la portée de tous. Or, nous sommes confrontés à l’âge le plus vulnérable de la vie.” Le drame du mois dernier à Lyon nous l’a rappelé. *Le nom a été changé.