Dossiers Uber : révélations sur la stratégie de lobbying du géant du VTC Le service est considéré comme illégal, cependant, il continuera à être développé pendant plusieurs mois. Un défi qui irritera même le plus haut sommet de l’État. “Vous êtes des idiots”, dira Bernard Cazeneuve aux dirigeants de l’entreprise lors d’un meeting. Le 26 juin 2015, François Hollande annoncera la dissolution d’UberPop. Mais les dirigeants de la plateforme américaine resteront confiants car ils bénéficient depuis plusieurs mois de l’écoute bienveillante de la figure montante du gouvernement, Emmanuel Macron. Entre Emmanuel Macron et Travis Kalanick, le PDG d’Uber, l’histoire secrète que nous pouvons vous raconter à travers les Uber Files commence le 1er octobre 2014. Emmanuel Macron n’est ministre de l’Économie que depuis cinq semaines. La loi Thévenoud, censée réglementer l’activité des VTC en France – et chasser les services comme UberPop – est entrée en vigueur il y a quelques heures à peine. C’est alors que quatre personnalités d’Uber sont arrivées à Bercy : le “patron”, Travis Kalanick, était là en personne, avec le vice-président du groupe, David Plouffe – ancien conseiller de Barack Obama -, ainsi que Pierre-Dimitri. Gore-Coty, directeur d’Uber pour l’Europe occidentale, et le lobbyiste Mark MacGann. Comment se passe la réunion – qui n’est pas à l’ordre du jour du ministre ? « Spectaculaire. Du jamais vu », résume Mark MacGann à ses confrères dans un mail que nous avons pu consulter. Reconstruction d’un e-mail de Mark MacGann à ses collègues divulgué dans les fichiers Uber. (FICHIERS UBER / CELLULE D’ENQUETE DE RADIO FRANCE) “Beaucoup de travail” en perspective, donc, selon le lobbyiste MacGann. Sa mission sera de convaincre les pouvoirs publics d’assouplir la réglementation pour qu’Uber puisse se développer en France comme l’entreprise le souhaite. Les réunions à Bercy se succèdent. Le 4 novembre 2014, le directeur général d’Uber France Thibaud Simhal et le directeur de la zone Europe de l’Ouest Pierre-Dimitri Gore-Coty sont accompagnés de leurs avocats pour un entretien avec deux conseillers d’Emmanuel Macron. Dans un rapport de la multinationale auquel nous avons eu accès, les représentants de l’entreprise américaine écrivent leur satisfaction d’être sur la même ligne que Bercy. “Globalement, l’objectif du ministère de l’Economie est d’aller de l’avant pour boucler le dossier des VTC-taxis en évitant d’imposer trop d’obstacles au développement de la filière VTC”, lit-on. Les auteurs du rapport disent avoir soulevé, lors de l’entretien à Bercy, “un certain nombre d’inquiétudes quant à l’application envisagée de la loi Thévenoud”, comme la durée de la formation des conducteurs qui, selon eux, est un frein à l’expansion de leur activité. Les milliers de documents issus des dossiers d’Uber récupérés par le journal britannique The Guardian et partagés avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses partenaires, dont la cellule d’investigation de Radio France, montrent que dans les mois à venir, les dirigeants d’Uber vont insister fortement sur des déréglementation du marché et assouplissement de l’étau que constitue, selon eux, la loi Thevenun. Travis Kalanick (à droite), PDG d’Uber, a rencontré Emmanuel Macron au moins quatre fois à Bercy. (PHILIPPE WOJAZER – PISCINE / TOBIAS HASE – DPA / AFP) Les discussions ont lieu alors que le contexte est défavorable. Le géant du transport de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) est dans le collimateur d’une répression des fraudes. Le 13 novembre 2014, des agents perquisitionnent les locaux d’Uber à Lyon. Ces investigations de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) – agence sous tutelle du ministère de l’Economie – inquiètent le directeur d’Uber France. Dans un message à ses confrères, Thibaud Simhal se plaint : “On est vraiment harcelés en ce moment, tous les jours. Bercy et ses services commencent à se comporter comme l’initié et le petit policier qui veut ‘manger la pop’”. [référence à UberPop]. Très décevant.” Pour autant, pas question de se fâcher avec le ministère de l’Economie. Les lobbyistes d’Uber se contentent d’exprimer leur incompréhension et leur lassitude au jeune ministre Macron. Et, selon les documents internes d’Uber, la stratégie semble avoir fonctionné. Ainsi, dans un message adressé aux patrons américains d’Uber Travis Kalanick et David Plouffe le 17 novembre 2014, Mark MacGann affirme qu’Emmanuel Macron a pris sur lui d’intervenir auprès de la DGCCRF : Reconstitution d’un SMS de Mark MacGann à Travis Kalanick et David Plouffe à partir des Fichiers Uber. (FICHIERS UBER / CELLULE D’ENQUETE DE RADIO FRANCE) Emmanuel Macron a-t-il fait cette promesse à Uber ? La DGCCRF est-elle intervenue dans cette affaire ? L’actuel chef de l’Etat n’a pas répondu spécifiquement aux questions de l’ICIJ et de ses partenaires. Emmanuel Lacresse, l’un de ses anciens conseillers à Bercy, aujourd’hui député, nous a assuré dans une réponse écrite que cela ne s’était pas produit. Par ailleurs, fin 2014, Uber n’a toujours pas “sauvé” son service pop, au grand dam du patron de la Silicon Valley, Travis Kalanick. Depuis la Californie, la rigidité de la réglementation française est une aberration. Le 18 décembre, l’homme d’affaires décide de se souvenir du ministre français, avec qui il a beaucoup en commun : Reconstitution d’un e-mail du PDG d’Uber, Travis Kalanick, à Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, traduit de l’anglais et extrait des archives d’Uber. (FICHIERS UBER / CELLULE D’ENQUETE DE RADIO FRANCE) Emmanuel Macron a répondu quatre jours plus tard : Reconstitution d’un e-mail d’Emmanuel Macron, ministre de l’Economie, à Travis Kalanick, PDG d’Uber, traduit de l’anglais et téléchargé depuis les archives d’Uber. (FICHIERS UBER / CELLULE D’ENQUETE DE RADIO FRANCE) Emmanuel Macron lui apparaît comme un allié encore plus stratégique après le début d’année 2015 chaotique d’Uber France : la justice ouvre une enquête pour “travail d’infiltration”. La police arrête les conducteurs d’UberPop. Le 20 janvier, une nouvelle rencontre discrète entre Emmanuel Macron et Travis Kalanick a lieu. Maxime Drouineau, un lobbyiste d’Uber présent à Bercy, a alors envoyé un rapport par mail aux avocats de l’entreprise : « La rencontre a duré un peu plus d’une heure. [partage de trajet] que nous avons transmises à son cabinet la semaine dernière. » Mais l’idée ne convainc apparemment pas le ministre, qui appelle ses interlocuteurs à la prudence… « Emmanuel Macron estime que le contexte politique n’est pas propice à la mise en place de telles mesures et que les efforts risquent d’être vains », écrit Maxime Drouineau. En revanche, il est favorable à une “licence douce” pour les VTC et donc à un allégement significatif des exigences renforcées par la loi Thévenoud.” En quittant le ministère, les dirigeants d’Uber semblent pleins d’espoir. Un “deal” avec Bercy serait possible. . Et en effet, depuis plusieurs mois, Emmanuel Macron va réclamer, notamment au sein du gouvernement, un allègement de la réglementation encadrant les plateformes de VTC. Si cela fonctionne, Uber sera un grand gagnant. En contrepartie, l’entreprise aux méthodes dénoncées devra sans doute faire quelques concessions, abandonnant ses services les plus controversés. Dans le rapport qu’il rédige le 21 janvier 2015, Maxime Drouineau, le lobbyiste d’Uber, résume le “plan” qu’il aurait élaboré avec le ministre à Bercy : « Nous nous sommes mis d’accord avec Emmanuel Macron dans un processus en deux temps : 1/ Proposer un ou plusieurs amendements à la loi Macron avant demain après-midi pour modifier la réglementation existante introduite par la loi Thévenoud. 2/ Nous avons une fenêtre de 4 semaines pour mener une campagne de communication avec Macron afin de faire accepter l’idée qu’une licence VTC “légère” serait une solution pour l’emploi et la mobilité. Dans ce contexte, il convient de trouver le moment d’élaborer un décret supprimant le régime proposé par la loi Thévenoud et d’assouplir la réglementation. Mais…